Journée internationale des droits des femmes & Journée internationale des femmes juges

A l’occasion de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes (8 mars) et de la journée internationale des femmes juges (10 mars), Camille Vinet, membre du conseil d’administration de JAAE, vous propose de découvrir le parcours exceptionnel de Nilab D., juge en Afghanistan de 2008 à août 2021.

Nilab D. est née en 1978 en Afghanistan. En 2008, elle commence une carrière de juge à Mazar-i-Sharif, au tribunal pour enfant, dont elle devient la présidente seulement un an après avoir commencé ses fonctions. Pour devenir juge, Nilab a déjà dû faire preuve d’une force de caractère et d’un courage remarquables. A cette époque, pour devenir juge en Afghanistan, il faut avoir été scolarisé douze années (équivalent de l’enseignement primaire et secondaire en France) puis étudier quatre ans à la Sharia Law Faculty et suivre ensuite deux ans de stage à l’école de la magistrature, à Kaboul. C’est une époque qui suit de peu la chute du premier régime taliban à la suite l’intervention américaine en 2001 et où encore peu de femmes étudient et, a fortiori, se destinent à de telles fonctions. D’autant que Nilab a trois enfants. Nilab raconte que ses proches ont tenté de la dissuader et se sont parfois montrés hostiles à ce projet. Ce métier était perçu à la fois comme choquant pour une femme et potentiellement dangereux. Dans sa vie quotidienne, elle préfère souvent, au moins les premières années, se dire enseignante plutôt que juge. Pour autant, elle n’a pas renoncé. Nilab avait de l’ambition et conscience de ses capacités. Elle avait étudié avec succès dans un domaine qui lui plaisait et comptait poursuivre dans la voie qu’elle s’était tracée.

Nilab explique que pendant la période d’une vingtaine d’années pendant laquelle les talibans ont été tenus hors du pouvoir, un véritable système judiciaire a été mis en place, fortement influencé par les systèmes juridiques d’autres pays, par exemple l’Égypte et les pays romans et germaniques. Les juges s’étaient professionnalisés et les mollahs avaient été évincés des tribunaux.

Toutefois, des « tribunaux fantômes » de talibans continuaient d’exister dans certaines régions de l’Afghanistan dans lesquelles existait une forte concentration de talibans parmi la population. Ces tribunaux de l’ombre ne respectaient pas les droits des femmes et des enfants. Les personnes vivant dans ces zones avaient de grandes difficultés à se rendre dans les tribunaux gouvernementaux, en particulier les personnes âgées et celles ayant un faible niveau d’éducation, les règles de procédure étant beaucoup plus simples dans les tribunaux des talibans et les tribunaux gouvernementaux étant perçus comme destinés aux gens aisés.

Depuis le départ des troupes américaines, les anciens juges ont tous été remplacés par les talibans. Nilab parle du « retour des Mollahs ». Les seuls tribunaux qui fonctionnent encore sont les tribunaux pénaux. Les autres litiges sont jugés de façon ponctuelle. Comme on pouvait s’en douter, dans le domaine du droit de la famille, la régression est énorme, en particulier s’agissant des droits des femmes.

Jusqu’en 2021, Nilab s’était épanouie dans ses fonctions de juge et de présidente de juridiction, malgré un contexte souvent pesant. Au début, le fait d’être une femme posait souvent problème. Il n’y avait que trois femmes juges pour trente hommes dans la juridiction de Mazar-i-Sharif lorsqu’elle y a débuté sa carrière. Elle indique avoir été confrontée, au début de sa vie professionnelle, à des comportements hostiles ou grossiers de la part de parties au procès. Plus tard, toutefois, le nombre de femmes juges augmentant, elle a ressenti une pression moindre liée à son genre, allant même jusqu’à considérer que, ces dernières années, jusqu’à la prise de pouvoir des talibans en 2021, de plus en plus de gens préféraient les juges femmes et qu’il y avait un vrai changement d’attitude à leur égard. Au cours de la dernière décennie, le nombre de femmes juges a été en augmentation constante. A l’échelle du pays, il y avait, selon Nilab, environ 250 femmes parmi les 2 000 juges que comptait le pays à la mi-2021. 

En revanche, les menaces pesant sur sa sécurité ont été constantes durant toute sa vie professionnelle et se sont même accentuées au cours de ses dernières années d’exercice. Nilab a exercé pendant quelques années dans un tribunal pénal, où en tant que seule femme, elle était exposée à des dangers spécifiques, les talibans menaçant principalement les juridictions pénales et acceptant particulièrement mal la présence de femmes dans ces juridictions. Elle a ensuite pris la présidence du tribunal des affaires familiales dans sa région d’origine, poste auquel elle est restée jusqu’à ce qu’elle quitte le pays avec sa famille en 2021. Elle constate alors que cette juridiction est composée de façon beaucoup plus équilibrée entre hommes et femmes qu’au début de sa carrière. Nilab estime que les questionnements autour de la place et du respect des femmes travaillant dans sa juridiction s’étaient quasiment effacés tant du fait du changement des mentalités que, malheureusement, du fait des menaces de plus en plus préoccupantes visant la sécurité de l’ensemble des juges, hommes ou femmes, généralisées à l’ensemble des juridictions au cours des années précédant la reprise du pouvoir par les talibans.

En août 2021, Nilab a décidé de quitter son pays. Depuis des mois déjà, les juges, notamment les femmes, étaient la cible des talibans. (v. par ex. https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/afghanistan/evenements/article/afghanistan-assassinat-de-juges-de-la-cour-supreme-17-01-21). A quelques jours du départ des troupes américaines, de plus en plus de juges ont été abattus en pleine rue ou ont disparu, ce qui a décidé Nilab à fuir avec sa famille. (V. par ex. https://www.bbc.com/afrique/monde-58720834).

Comme d’autres de ses collègues, elle a alors écrit à différentes associations internationales et européennes de juges. Une liste de juges particulièrement menacés, car figurant sur la « liste noire » (1) des talibans, a circulé entre ces associations et ces dernières ont relayé ces informations au niveau des Etats membres de l’Union européenne (syndicats de magistrats nationaux et autorités publiques).

S’agissant de Nilab, qui figurait sur cette « liste noire », c’est le réseau de la Fédération européenne des juges administratifs (FEJA/AEAJ) (https://www.aeaj.org/) qui a fonctionné. Cinq jours après qu’elle eut contacté sa présidente, notre collègue autrichienne, Edith Zeller, Nilab atterrissait en Europe et était accueillie dans un des pays membres de l’UE où elle a obtenu le statut de réfugiée. (2)

Peu de temps après son départ, Nilab avait encore des contacts avec d’anciennes collègues afghanes, lesquelles vivaient désormais dans la clandestinité. Nilab estime toutefois qu’une très large majorité de juges, hommes et femmes, ont pu quitter le pays.

Nilab nous remercie de lui consacrer ces quelques lignes à l’occasion de la journée du 10 mars. Elle indique vouloir apprendre la langue du pays qui l’a accueillie et se familiariser avec son système juridique. Elle aimerait ensuite de nouveau travailler activement dans le domaine juridique, notamment en ce qui concerne les droits des femmes et s’engager dans des projets humanitaires dans le but d’aider d’autres femmes afghanes. Dans le même temps, elle espère pouvoir retourner un jour dans son pays d’origine.

(1) Cette liste noire a été établie notamment à partir des noms des juges figurant sur des jugements de condamnation pénale à l’encontre de talibans, ou plus généralement, qui leur était défavorables.

(2) J’ai connu Nilab via la FEJA. Sa présidente m’a transféré, le jour même, son appel au secours sous forme de courriel envoyé depuis l’Afghanistan, ainsi qu’à d’autres membres actifs de la FEJA. Nous avons pour le moment correspondu par échanges de mails mais j’ai dans l’idée de créer une occasion de la rencontrer prochainement. Nilab aimerait notamment participer aux travaux de la FEJA.

Article écrit par Camille Vinet, membre du conseil d’administration de JAAE et point de contact national et représentante pour l’égalité, la diversité et l’inclusion de la FEJA.

NB : Les photos émaillant l’article représentent notamment Nilab dans sa juridiction. Sur l’une, elle délivre un certificat à un membre de son personnel. Une autre photo la représente avec des collègues lors d’un voyage officiel aux Etats-Unis en 2012. On peut également voir la dernière juridiction dans laquelle elle a été affectée, ainsi qu’une vue de sa ville d’origine.

Le saviez-vous ?

La résolution 75/274 de l’Assemblée générale des Nations Unies fait du 10 mars la Journée internationale des femmes juges.

https://www.un.org/fr/observances/women-judges-day

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